Seattle, novembre 1999.
























Une histoire. Seattle, fin novembre 1999. Une grosse manifestation de protestation contre l'Organisation Mondiale du Commerce et plus largement contre la consommation du monde par les riches, a tourné en échauffourées: la police a lancé des fumigènes, du poivre en sprays et tiré des balles en caoutchouc contre des manifestants non violents, qui ne présentaient aucune résistance. Parmi les 10000 manifestants se trouvaient plusieurs centaines de membres d'un groupe anarchiste appelé le Black Bloc, qui ne joue pas avec les règles de désobéissance civile. Celle-ci est normalement une danse franche et loyale entre la police et les manifestants.
Il y a certaines règles, qui peuvent être empiètées d'un commun accord de la police et des manifestants, lesquels seront arrêtés, un peu brutalisés et auront une amende. Parfois, des activistes ndlt de Plowshares, dont le courage ne pourra jamais être remis en question, surgissent dans des installations militaires et/ou les mettent en pièces à coups de marteaux, (…) et répandent leur sang en guise de protestation symbolique contre celui que répandent ces armes. Ils attendent ensuite que la police arrive, voire même l'appellent pour être surs qu'elle vienne, les arrête, et du coup prennent des années de prison. D'autres fois la danse peut prendre une teinte plus comique, les organisateurs des protestations fournissant à la police une estimation du nombre de manifestants qui doivent être arrêtés volontairement (de façon à ce que la police prévoit le nombre de fourgons adéquat) et même fournissent les identités pour rendre les arrestations plus faciles. C'est un super système, garantissant aux deux partis un confort moral. La police se sent bien car elle a arrêté les barbares aux portiques, les militants se sentent bien parce qu'ils ont manifesté – j'ai été arrêté pour ce en quoi je croyais – et ceux au pouvoir se sentent bien car rien n'a changé.
Le Black Bloc ne joue pas ce jeu (bien que leurs règles à eux, comme nous le verrons in fine, ne marchent pas mieux).
A Seattle, ils ont cassé des fenêtres de compagnies ciblées pour protester contre les droits de propriétés privées qui priment sur le reste, et qui sont à distinguer des droits personnels: « Les derniers», comme une sous branche du groupe l'a déclaré « sont basés sur l'usage tandis que les premiers sont basés sur le marché. Le prémisse de la propriété personnelle est que chacun de nous ait ce dont il a besoin. Le prémisse de la propriété privée est que chacun de nous a ce dont a besoin l'autre. Dans une société basée sur les droits de la propriété privée, ceux qui sont capables d'accroître leur possession, donc ce dont a besoin l'autre, ont plus de pouvoir. Par extension, ils exercent un plus grand contrôle sur ce que les autres perçoivent comme étant leurs désirs et leurs besoins, afin d'augmenter leur propre profit.»98
Bien sûr ces actions ont été qualifiées de violences par les pacifistes, les membres des média officiels, et assez ironiquement, par la police armée jusqu'aux dents, elle. Les membres du Black Bloc eux-mêmes le nient: « Nous soutenons que la destruction de la propriété privée n'est pas une activité violente à moins que ça ne détruise des vies ou cause de la douleur dans son déroulement. Par cette définition, la propriété privée – spécialement celle des compagnies – est en elle-même bien plus violente que toute action menée contre elle. »99 Il semble évident, à moins d'être un animiste irréductible, qu'il n'est pas possible de percevoir le fait de briser une fenêtre – surtout une vitrine, comparée à une fenêtre de chambre à coucher à 3h du mat – comme violent.
Mais comme le prémisse 5 le mentionne, quand la fenêtre appartient au riche, et la pierre au pauvre, cet acte est de l'ordre du blasphème. (…)
A présent voici ce qui est intéressant. Alors que les membres du Black Bloc brisaient ces vitrines, la police, occupée à tirer sur les désobéissants civils, (plusieurs pacifistes après ont affirmé que la police avait tiré à cause des membres du Black Bloc, mais ça n'est pas vrai, elle avait ouvert les feux bien avant que la première vitrine d'un Starbuck ait explosé) n'a pas été capable de protéger ces propriétés privées. C'est une bonne chose, non? Eh bien, selon certains de ces pacifistes, non. Ils se sont interposés pour protéger les compagnies, allant jusqu'à attaquer physiquement les individus qui visaient les biens de ces propriétés.102
Ces protecteurs de compagnies comptaient parmi eux des gens qui par ailleurs ont fait du bon boulot. Par exemple des politiciens verts/libéraux de longue date et des militants associés à Global Exchange, une organisation de « commerce équitable » qui cible les responsabilités des grandes compagnies et l'éradication des sweatshops dans le monde. Quiconque peut aller sur le site internet de Global Exchange et apprendre que « Global Exchange et d'autres organisations consacrées aux droits de l'homme se sont engagés dans l'éradication des ateliers clandestins et autres usines exploitant leurs ouvriers en organisant des campagnes auprès des consommateurs pour faire pression sur des compagnies comme GAP (…) et Nike afin que leurs travailleurs soient payés correctement et que leurs droits généraux soient respectés.»103 On peut aussi apprendre que « Malheureusement, il n'y a pas de grandes compagnies de vêtements qui ont conclu un agrément pour complètement éradiquer les pratiques abusives sur les travailleurs dans leurs usines. Pendant que nous continuons de faire pression pour qu'elles deviennent socialement responsables, nous, consommateurs, pouvons suivre les alternatives suivantes.» C'est mensonger de leur part d'utiliser alternatives au pluriel, car la seule alternative consiste à des variation sur un même thème résumé dans les trois termes suivants ( en caractères gras!): « Achetez Commerce Equitable! » Quelle coïncidence, les acheteurs peuvent acheter commerce équitable! Direct sur le site internet, car les bonnes gens de Global Exchange « offrent aux consommateurs l'opportunité d'acheter des cadeaux, des articles pour la maison, des bijoux, de la déco, des vêtements superbes, de bonne qualité de producteurs que (sic) l'on a payés correctement pour ce qu'ils ont produit. » (…)
J'ai été probablement été un peu sarcastique. Global exchange offre vraiment aux gens l'opportunité de changer les choses autrement qu'en achetant des trucs. Par exemple, en suivant un lien, vous pouvez « envoyer un fax à Philip Knight (le PDG) pour demander à Nike de prendre des mesures immédiates et concrètes afin d'assurer que les gens travaillant à la fabrique de leurs produits ne sont pas soumis à des abus et de l'intimidation. »108 Je suis sûr que Phil lira personnellement votre fax, et je suis sûr que le vôtre sera celui qui le convaincra d'abandonner de telles pratiques qui ont fait de lui un des hommes les plus riches du monde.
Si le fax ne marche pas, vous pouvez essayer la pierre sur la vitrine. Mais attention, les gens de Global Exchange n'approuveront probablement pas (voir prémisse 5).
Retour à Seattle, où des anarchistes vêtus de noirs sont en train de jeter des pierres sur les vitres de Nike et d'autres magasins, et où la police est absente. Qui est allé protéger les magasins? Les pacifistes à la rescousse. Beaucoup ont crié : « Vous ruinez notre manifestation! »109 et ont formé une chaine humaine devant les magasins. D'autres se sont mis à attaquer les casseurs de fenêtres en hurlant « C'est une manifestation non violente! »110 L'un d'eux a partagé son point de vue avec un journaliste du New York Times: « Ici nous sommes en train de protéger Nike, Mac Donald et Gap, et pendant tout ce temps je me demande:'où est la police? Ces anarchistes devraient être arrêtés.' »111 Des gamins du coin – des gens de couleur pour la plupart habitant l'équivalent des favelas à Seattle – (favela au Brésil, poblacione au Chili, villa miseria en Argentine, cantegril en Uruguay, rancho au Vénézuela, banlieue en France, ghetto aux Etats-Unis 112) se sont joints aux anarchistes, ont éclaté quelques vitrines et les ont délestées de quelques produits (je crois que le terme technique à utiliser ici est pillage). La foule des vandales (en latin vandalii, d'origine germanique: un membre du peuple germanique qui vivait dans une zone au sud de la mer Baltique, entre le Vistule et l'Oder, couvrant la Gaule, l'Espagne et l'Afrique du Nord dans les 4ème et 5ème siècles après JC et qui ont saccagé Rome en 445 – était la population la plus multiculturelle et multiraciale de toute la manifestation. (…) Des pacifistes ont été filmés en train d'attaquer des jeunes noirs – tout en chantant « manifestation non violente » – afin de les attraper et de les donner à la police. 114 Je suis sûr que ces jeunes, s'ils voulaient causer de réels dommages à Nike, pouvaient aller à la bibliothèque, utiliser un ordinateur, et envoyer un tas de fax à Phil Knight. Après avoir fini, ils pouvaient retourner dans leur ghetto et jouer de la musique avec des canettes pour distraire les touristes.
Tout ça pour dire que les pacifistes sont des partenaires un peu bizarres pour ce qui est de défendre les droits humains.



Endgame, Riposter, pp.80-84.
Derrick Jensen  (traduit en français par Les Lucindas)



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Ndlt: en anglais, activist signifie militant, le français activiste semble en être un anglicisme, mais sa signification a viré un peu, elle est assez péjorative et désigne une branche extrémiste du militantisme.
98 ACME Collective, « N30 Black Bloc Communique », Infoshop, 04/12/1999, http://www.infoshop.org/octo/wto_blackbloc.htlm (accés le 16/03/2006)
99 Ib.
102 Ib.
103 « Socially Responsible Shopping Guide » Global Exchange, http://www.globalexchange.org/economy/corporations/sweatshops/ftguide.html (accès le 16/03/2002)
108 « Sweating for Nothing » http://globalexchange.org/economy/corporations/ (accès 16/03/2002)
109 « Report to the Seattle Council », 7,n.5.
110 « Frequently Asked Questions about Anarchist at the Battle for Seattle and N30 », Infoshop, 
http://infoshop.org/octo/a_faq.html (accès le 16/03/2002)
111 « Anarchists and Corporate Media » Le militant du Global Exchange a dénié avoir dit ça au journaliste du New York Times.
112 Loïc Wacquant, « Guetto, Banlieue, favela: tools for rethinking Urban Marginality », 
http://sociology.berkeley.edu/faculty/wacquant/condpref.pdf (accès 16/03/2002)
114 Ib.










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