Des sociétés battues.


















 La suite des avertissements de Dear Abby* concernant les relations abusives est que vous devez vous méfier quand des menaces de violences sont émises pour vous contrôler. Un homme violent tentera de vous convaincre que tous les hommes menacent leur partenaire, mais ce n'est pas vrai. Il peut aussi tenter de vous convaincre que vous êtes responsable de ces menaces: il ne vous menacerait pas si vous ne le poussiez pas à faire cela.
 Il y a trois signaux qui sont vraiment liés. Lorsque que j'ai apparenté le premier – l'usage de la violence dans le but de contrôler – à un niveau social plus global*,  après ma plus récente conférence, un homme a dit:
« Vous parlez beaucoup de la violence de cette culture. Je ne me sens pas particulièrement violent. Où est la violence dans ma vie? »
 Je lui ai demandé où avait été fabriquée sa chemise. Il a répondu au Bangladesh. Je lui ai dit que le salaire moyen dans une usine textile au Bangladesh était de sept à dix-huit cents de l'heure grand maximum. Maintenant je sais que nous entendons toujours les politiciens, les journalistes capitalistes et autres grands apôtres des mains d'œuvre à faible coût, dire que ces salaires sont bons car ils évitent aux travailleurs de mourir de faim. Mais c'est seulement vrai si vous acceptez le contexte qui mène à ces conditions de travail: une fois que ces gens ont été forcés de quitter leurs terres – la source de leur nourriture, de leurs vêtements et de leurs abris – et que celles-ci ont été données aux compagnies transnationales, une fois que l'on a rendu les gens dépendants de ces firmes qui sont en train de les tuer, c'est sûr qu'il vaut mieux qu'ils ne meurent pas tout de suite de faim, afin qu'on puisse les exploiter en les payant sept cents de l'heure.
 La question porte alors sur le degré de violence qu'il faut employer pour forcer les gens à renoncer à leurs terres? C'est la violence ou la menace qui maintient ces gens dans l'exploitation.
Les biens de consommation à bas prix ne sont pas les seuls moyens de contrôler nos vies. J'ai demandé à l'homme s'il payait un loyer.
« - Oui.
   - Pourquoi vous payez un loyer?
   - Parce que je ne suis pas propriétaire.
   - Que ce passerait-il si vous ne payiez pas votre loyer?
   - Je serais expulsé.
   - Par qui?
   - Par le shérif.
  - Et que se passerait-il si vous refusiez de partir? Et que se passerait-il si vous invitiez le shérif à diner? Et après le diner si vous disiez 'J'ai apprécié votre compagnie, mais pas tant que ça, et c'est chez moi alors je souhaiterais que vous partiez.' Que ce passerait-il alors?
   - Si je refusais de quitter les lieux, le shérif m'expulserait.
   - Comment?
   - Par la force, si nécessaire. »
J'ai acquiescé d'un signe de tête. Il a fait de même.
Alors j'ai dit:
« - Et que se passerait-il si vous aviez vraiment faim et que vous alliez au supermarché. Il y a là-bas de quoi manger en grosse quantité, vous le savez. Et si vous vous mettiez à manger sans rien payer, que se passerait-il?
   - Ils appelleraient le shérif.
  - Ce serait probablement le même shérif. Un vrai trou du cul, non? Il viendrait armé et vous embarquerait. Ceux qui sont au pouvoir ont fait en sorte que vous devez payer pour vivre sur cette planète. Si nous ne le faisons pas, des gens armés viennent pour nous forcer à payer. C'est violent. »

La raison pour laquelle (c'est la deuxième partie des signaux d'alerte de Dear Abby*) les personnes violentes tentent de convaincre leur victime que tous les hommes menacent leur partenaire, c'est bien sûr parce que si vous pouvez faire en sorte que votre victime ne croie pas qu'il existe d'autres alternatives – si vous pouvez faire en sorte que votre violence semble naturelle et inévitable – elle n'aura aucune raison réelle de résister. Vous aurez, comme les propriétaires des firmes qui exploitent leurs travailleurs, exactement ce que vous voudrez: votre victime sous votre contrôle, vous n'aurez même plus besoin de la battre. Cette équivalence à une échelle sociale plus large repose sur la tendance très directe qu'a notre culture de pointer le fait que toutes les cultures sont basées sur la violence, que toutes les cultures détruisent leurs terres, que les hommes de toutes les cultures violent les femmes, que dans toutes les cultures les enfants sont battus, que tous les pauvres de toutes les cultures sont forcés de payer un loyer aux riches (ou même que toutes les cultures ont des riches et des pauvres!). Peut-être que le meilleur exemple de cette culture essayant de nous faire croire que la violence est naturelle se trouve dans la croyance que la sélection naturelle repose sur la compétition, que la survie est une question de lutte où seul celui qui s'en donne les moyens, celui qui saura exploiter survivra. Le fait que cette croyance est presque omniprésente dans cette culture bien que le contraire ait déjà été prouvé (…) révèle à quel degré nous avons intégré la façon de voir des abuseurs (…) et le poids de l'histoire et du sens commun.

La troisième partie des avertissements de Dear Abby* dit que les abuseurs tentent de convaincre leur victime qu'elle est responsable de ses menaces: elle ne serait pas menacée si elle ne l'y poussait pas. Cela a une grande implication pour les militants. Je ne peux vous dire combien d'entre eux ont insisté sur le fait que nous ne devions jamais user du sabotage, de rhétorique violente, et encore moins de violence parce que cela entraînerait une réaction encore plus forte de la part de ceux qui sont au pouvoir.
Cette insistance révèle un manque total de compréhension sur la façon de fonctionner de la répression. Les abuseurs emploieront n'importe quelle excuse pour renforcer leur répression, et si aucune raison n'existe, ils en fabriqueront une. (…)

Quelles sont nos solutions? Probablement celles que l'on choisit le plus souvent, qui n'en sont pas, et qui consistent à éviter de fâcher ceux qui sont au pouvoir, et donc à employer des stratégies autorisées par ceux qui sont au pouvoir. Le principal avantage dans ce non-choix et que vous vous sentirez bien envers vous-mêmes car vous vous battez « pour la bonne cause », contre le système d'exploitation sans risquer les avantages que vous tirez de ce même système.(...)

Bien, essayons cette solution-là. Que se passerait-il si nous nous décidions qu'à chaque fois que la répression se durcirait nous durcirions nos réponses? S'ils nous font peur au point de nous empêcher d'agir pour stopper ceux qui nous exploitent et nous détruisent, ainsi que ceux et celles que nous aimons – les faire cesser de tuer les océans (ce qui en reste), les forêts (ce qui en reste), les sols (ce qui en reste) – quel point nous faudrait-il atteindre pour générer en eux la peur de perpétrer cette exploitation et cette destruction?
Toute personne qui a été de quelle que manière que ce soit associée avec des personnes perpétrant la violence sera probablement d'accord avec cette analyse du psychologue et écrivain Arno Gruen sur les raisons qui font que les personnes violentes doivent continuer en crescendo leur répression: « La catharsis ne marche pas pour ces gens dont la colère et la rage se nourrissent d'une haine de soi, qui, si elle est projetée sur un objet extérieur, s'intensifie et s’aggrave par des actions qui sont inconsciemment perçues dans l'intériorité comme des formes plus poussées d'aveuglement. Ainsi, l'accumulation des actes de destruction augmente les enjeux de la rage destructrice. »297   (…)

Les abuseurs, et les cultures abusives sont insatiables. Ils ne peuvent souffrir aucune entrave à leur contrôle et à leur destruction. Harry Merlo, ancien PDG de l'industrie forestière  de Louisiane-Pacific, a très bien énoncé cette manie. Après une session de déforestation, il a dit:
« Il ne devrait rien rester sur le sol. Nous avons besoin de tout ce qu'il y a ici. On ne coupe pas à telle ou telle hauteur. On coupe à l'infini. Parce que c'est là et que nous avons besoin de tout et maintenant. »

La question est donc, avons-nous les couilles – et le cœur – de les arrêter? Nous soucions-nous suffisamment de nos terres et de la vie de ceux que nous aimons? Osons-nous agir?



Endgame,  "Il est temps d'en sortir", pp. 307-310.
Derrick Jensen  (traduit en français par Les Lucindas)


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 297  Arno Gruen, The Insanity of normality: realism as sickness: toward understanding human destructiveness
       Traduit par Hildegarde et Hunter Hannum, Grove Weidenfeld, NYC, 1992, p.62.

*     Voir traductions précédentes en rapport: 
                                                  • Réviser ses bases  
                                                  http://derrickjensenfr.blogspot.com/2010/10/reviser-ses-bases.html
                                                  • De la violence domestique à la violence culturelle  
                                                  http://derrickjensenfr.blogspot.com/2010/10/de-la-violence-domestique-la-violence.html

Présuppose et accepte























Il y a des années j'ai discuté avec la grande philosophe et écrivaine Kathleen Dean Moore sur la raison pour laquelle il n'est pas toujours heureux d'appeler la terre notre mère. Je lui ai d'abord demandé quels étaient les mensonges que nous racontions à nous-mêmes concernant notre relation à la terre.
Elle a répondu: « Dans le but d'être dans la démesure: que les êtres humains sont séparés du – et supérieurs au – reste de la création naturelle. Que la terre et toutes ses créatures ont été conçues pour servir les desseins humains. Qu'une action est dans son bon droit si elle œuvre pour le plus grand bien-être du plus grand nombre de gens. Que les entreprises sont surtout responsables envers leurs actionnaires. Que nous pouvons tout avoir – et sans cesse abîmer la terre et l'océan – sans jamais en payer le prix. Que la technologie trouvera un moyen de résoudre tous les problèmes, même ceux créés par la technologie. Que cela fait sens d'interrompre la course des saumons vers l'océan avec des barrages, pour que cette céréale puisse se développer. Que vous pouvez empoisonner cette rivière sans empoisonner vos enfants? Et le plus gros et le plus dangereux mensonge: que la terre est infinie et infiniment résistante. »
Je lui ai demandé pourquoi c'était si dangereux.
Elle a dit: « On fait des dégâts maintenant – dans l'atmosphère, dans les océans, au climat – qu'on ne sait pas réparer. Quand la terre fonctionne comme un tout, elle est résistante. Mais une fois les dégâts faits, la terre n'arrive plus à s'en remettre. Dans un monde affaibli, si nous nous tournons contre la terre, si nous déversons des fertilisants chimiques sur des champs épuisés, si nous assainissons les eaux usées avec des poisons, si nous construisons plus de barrages, si nous consommons plus de pétrole, mettons au monde plus d'enfants, si nous ne reconnaissons jamais que nous n'avons aucune chance de nous en sortir, si nous n'admettons jamais tout ce que nous avons causé comme dégâts sans avoir su comment les réparer, alors, qui peut nous pardonner? »
J'ai demandé: « Pourquoi nous est-il si difficile de comprendre tout ça? Les preuves sont flagrantes autour de nous. »
Sa réponse: « Notre façon de penser, et même la façon dont nous parlons, renforce la fiction depuis un bon moment. Réfléchis à la métaphore qui fait de la planète notre mère, et au slogan 'Aimez votre mère'. Qu'est-ce que ça signifie?  Ça pourrait simplement vouloir dire que les humains sont créés par les éléments qui viennent de la terre. (…)
Je pense que toute la métaphore du slogan 'aimez votre mère' est juste un souhait. On peut compter habituellement sur les mères pour nettoyer ce que leurs enfants salissent. Elles sont chaleureuses et leur pardonnent: les mères vont suivre leurs enfants en pleurs dans leur chambre, leur caresser les cheveux, même si le chagrin n'est causé que par un mauvais comportement envers elles. C'est joli de penser que la planète est une mère qui va nous suivre pour réparer les dégâts que nous causons, nous protéger de nos bêtises et nous pardonner la monstrueuse traitrise. Mais même les mères s'épuisent et s'usent. Alors qu'arrivent-ils à leurs enfants?
Il y a une pub d'une compagnie pétrolière qui montre l'image de la planète avec marqué en dessous 'La Terre Mère est gaillarde.' »
J'ai dit: « La certitude que la planète est invulnérable. »
Elle a répondu: « Une dangereuse certitude. J'ai écrit une lettre à la compagnie pour leur dire que 'si la Terre était réellement votre mère, elle vous aurait attrapé d'une main ferme et vous aurait maintenu la tête sous l'eau jusqu'à ce qu'aucune bulle n'en sorte.' Justice cosmique. »
Il n'est pas surprenant de constater que les grandes traditions du pacifisme découlent des grandes religions de la civilisation: Christianisme, Bouddhisme, Hindouisme.
J'ai récemment vu une interview d'un militant pacifiste de longue date, Philip Berrigan – un des derniers avant sa mort – dans laquelle il affirme plus ou moins fièrement que le pacifisme spirituel n'a pas pour but de changer les choses du monde physique, mais repose sur le Dieu chrétien pour remédier aux choses. L'intervieweur a demandé: « Que dites-vous au mouvement Plowshares qui affirme que vos actions n'ont pas eu d'effets tangibles? »
Berrigan a répondu, et notez bien ses deuxième et troisièmes phrases: « Les Américains veulent voir des résultats parce qu'ils sont pragmatiques. Dieu n'a pas besoin de résultats. Dieu a besoin de la foi. Vous essayez de faire appliquer la justice sociale, et vous le faites avec amour. Vous ne menacez personne ni n'agressez le personnel militaire pendant ces actions. Vous vous tenez debout et attendez de vous faire arrêter. »293
Je ne parle pas pour Berrigan, mais je veux voir des résultats parce qu'on est en train de tuer la planète.
De toute façon, je pense que Berrigan a tout faux. S'il y a un Dieu chrétien, et si on considère quelques milliers d'années d'histoire, il n'est pas (…) du côté de la lumière. De ce que je peux en voir, je ne suis pas sûr de vouloir compter sur un Dieu chrétien pour stopper la destruction environnementale.
Le Dalai Lama a pris un point de vue sur la violence plus intelligent, utile, et mieux formulé. Il garde bien, en plus en tête ses prémisses et essaie de les citer quand il peut. Il a dit: « La violence est comme des médicaments forts. Pour une certaine maladie, cela peut être utile, mais les effets secondaires sont énormes. À un niveau pratique, c'est très compliqué, il vaut mieux donc par sécurité éviter les actes de violence. » Il a continué ensuite: « Il y a un point très pertinent dans la littérature Vinaya qui expose les codes disciplinaires que doivent observer les moines et nonnes pour conserver la pureté de leurs vœux. Prenez l'exemple de l'un d'eux confronté à une situation où ils n'ont que deux alternatives: ou prendre la vie d'une autre personne, ou donner la sienne. Sous de telles circonstances, donner sa vie pour éviter de prendre celle de l'autre est justifié car le contraire transgresserait un des quatre vœux cardinaux. » Sa phrase d'après révèle tout le problème, et ramène cette discussion au début: « Bien sûr, cela présuppose que cette personne accepte la théorie de la réincarnation; sinon ce serait vraiment stupide. »294




Endgame« Amour ne veut pas dire pacifisme. » pp.299-301.
Derrick Jensen  (traduit en français par Les Lucindas)




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293 Elliott Rachel J., « Acts of faith: Philip Berrigan on the necessity of non violent resistance. », The Sun n°331 07/2003, 12, les italiques sont dans l'original.
294 Golleman Daniel,
Healing Emotions, Shambhala, Boston, 1997, p.177.








Non-violence non



















À une de mes conférences, récemment, une bouddhiste a voulu contre argumenter mes positions sur la violence, en disant, et j'ai souvent entendu ça, qu'il n'y aura jamais aucune raison justifiant quelle que forme de violence que ce soit. Je ne lui ai pas demandé si elle mangeait. À la place je lui ai demandé ce qu'elle ferait si elle voyait quelqu'un battre un enfant juste devant elle.
« Je témoignerais pour la souffrance de l'enfant, a-t-elle répondu.
Vous n'interviendriez pas? »
Bien qu'à court terme user de la violence pour stopper l'agresseur semble pouvoir aider, cela ne ferait que mettre plus de violence encore dans l'univers – ce qui ferait de l'univers un lieu encore plus violent – à long terme cela mènerait à plus de violence. Je n’interviendrais pas.
Tout ça c'est de la théorie, ai-je répondu. Si je marchais dans une allée, et que je voyais quelqu'un en train de vous battre à mort avec une batte, je doute fort que votre jolie spiritualité tiennent la route, parce que vous allez me supplier de ne pas rester posé face à l'agresseur à être le témoin silencieux de votre souffrance et de votre meurtre. »
Elle a secoué la tête.
« Non.
Je ne vous crois pas.
Et il en est de même avec les saumons. Dans le long terme, ils seront amenés de toute façon à s'éteindre, comme à la fin le soleil brûlera la terre, ça ne fait rien...
Ce n'est pas parce que tout le monde dans cette pièce mourra, ai-je répondu, qu'on peut tous les torturer à mort maintenant. C'est absurde. Si c'est à ça que doit mener votre spiritualité, je n'en veux pas. »
D'autres bouddhistes encore m'ont dit que je ne devais pas agir envers les oppresseurs et les agresseurs sous la colère, mais sous la compassion et l'amour. On me raconte cette connerie tout le temps. Il y a deux jours j'ai reçu un e-mail de quelqu'un que je ne connais pas et qui voulait soulever des erreurs dans mon jugement. « En tant qu'écrivain, vous ne pouvez pas être dans l'hostilité et rester efficace. Dans une de vos prochaines intervention radiophonique, pourquoi ne pas parler plutôt de vous, de comment vous gérer vos problèmes de santé, de ce qui vous a inspiré récemment, plutôt que de ce qui vous a mis en colère ? » C'était une femme, c'est qui a semblé étrange: d'habitude des hommes intrusifs essaient de soulever ce qui ne va pas dans mon travail alors que les femmes intrusives essaient de chercher des solutions à mes problèmes. Mais cette femme a aussi écrit: « À quel point votre sexualité/sensualité est affectée par cette agression mentale grandissante contre des forces sur lesquelles vous n'avez aucun contrôle (sic). À quel point la colère affecte vos relations personnelles. Continuez-vous de serrer les arbres dans vos bras ou avez-vous quelqu'un dans votre lit? »
Au début, j'ai pensé lui répondre que jamais elle n'aurait la réponse à la question de savoir si ma colère envers la culture dominante qui détruit la planète affecte ma vie sexuelle.
Un des principaux problèmes avec ses questions (mis à part le fait que ma vie personnelle, ce n'est pas ses oignons) sous entend que parce que je suis en colère contre la culture je le serais envers mes amis. C'est complètement débile. Ma colère n'est pas un revolver. Je suis en colère contre des choses qui me mettent en colère, pas les autres. Paye ton concept.
 Mais, et c'est très important, de son point de vue ce n'est pas du tout débile. L'une des thèses centrales du très bon livre de R.D.Laing, The Politics of Experience, pour autant que je sois concerné, est que les gens agissent en fonction de ce qu'ils vivent dans le monde. Si vous pouvez comprendre leur expérience, vous pouvez comprendre leur comportement. C'est aussi vrai pour un fou criminel que pour un capitaliste. Mais encore une fois je me répète.
Il cite la description d'une lunatique faite par le psychiatre allemand Emil Kraepelin:
« Messieurs, les cas que j'ai à vous présenter aujourd'hui sont particuliers. Tout d'abord, vous pouvez voir une bonne, âgée de 24 ans, dont vous pouvez constater l'extrême maigreur. Malgré cela la patiente est en perpétuel mouvement, avançant puis reculant de deux pas, elle tresse ses cheveux pour les défaire après. Si je tente de l'arrêter, je me heurte à une résistance extrêmement forte, si je me mets en face d'elle et tente de la stopper de mes mains, si elle ne peut pas me pousser, elle cherche à m’esquiver en passant sous mes bras. Si quelqu'un l'attrape pour la tenir fermement, elle se raidit et se met à pleurer déplorablement. Nous remarquons en plus qu'elle tient un morceau de pain serré dans la main gauche qu'on ne peut pas le lui faire lâcher. Elle ne fait pas attention à son environnement tant qu'on la laisse tranquille. Si vous lui piquez le front avec une aiguille, elle esquisse une grimace ou s'en va, laissant l'aiguille plantée sans pou autant cesser son mouvement de va-et-vient, comme un rapace, avançant et reculant. Elle ne remet presque jamais aux questions qu'on lui pose, au mieux elle secoue la tête. Mais de temps en temps elle gémit en répétant ces phrases: 'O Mon Dieu, O ma chère mère!' »288
Laing dit:
« Nous regardons la situation strictement du point de vue de Kraepelin, tout est à sa place. Il est sensé, elle est folle; il est rationnel, elle est irrationnelle. Cela implique que l'on observe les actions des patients hors contexte de ce qu'ils ont vécu. Mais si on observe les actions de Kraepelin, (mises en italiques) – il essaie de stopper ses mouvements, s'avance vers elle avec les bras tendus, lui plante une aiguille dans le front, veut lui faire lâcher de force le bout de pain qu'elle tient dans la main etc –  et si on les place hors du contexte qu'il vit et qu'il a lui-même défini, elles ne sont quand même pas banales.»
Si l'on considère le contexte du capitalisme industriel, ce que vivent ceux qui appartiennent à cette culture et qui l'ont définie comme telle, détruire la terre de quelqu'un ( et après celle de tout le monde) pour remplir le compte en banque de quelqu'un d'autre fait sens. Si l'on considère le contexte de la civilisation telle que l'ont vécue les civilisés – ceux qui se considèrent comme appartenant à « la société la plus avancée des sociétés humaines » – la destruction de toutes les autres cultures fait sens. Quand depuis la naissance on vous a bombardé d'images et d'histoires qui vous apprennent à percevoir les femmes comme des objets sexuels, il ne sera pas surprenant que vous les traitiez de cette manière. De même, si vous êtes élevés dans une famille violente ou dans une culture violente où les relations sont basées sur le pouvoir, et que ceux au pouvoir utilisent quotidiennement la terreur pour assujettir ceux qu'ils souhaitent assujettir – quand c'est ce que vous avez vécu du monde, quand le monde a été défini comme tel – cela fait sens pour vous de chercher à avoir du pouvoir sur le plus de personnes possibles autour de vous. Ou, et cela nous amène à notre discussion, la colère peut vous effrayer excessivement – quand vous avez souffert de la colère de ceux qui sont au pouvoir.
Pour être clair: cette esquive de la colère – la présomption, par exemple, que la colère envers la culture serait amenée à se déplacer vers les amis – fait sens si vous avez peur de vos propres émotions ( ou si vous-mêmes vous déplacez votre colère), si vous avez peur de la colère parce que vous avez été violentés, rendus impuissants face « aux forces sur lesquelles vous n'avez aucun contrôle » – et que vous prenez conscience au fond de vous-mêmes que la colère que vous ressentez n'est que le reflet de votre propre impuissance.
La question est qu'il me semble douloureusement (et superbement) clair qu'il ne s'agit pas d'éradiquer la colère, mais de rester clair sur le pourquoi et le comment de ma colère, d'en être conscient. Quand c'est approprié, laisser cette colère s'exprimer tant qu'elle ne me consume pas, tout comme je peux laisser ma peur et ma joie s'exprimer tant qu'elles ne me consument pas. (…)
Tenter de « transcender » la colère vient de cette peur, et aussi de cette bonne vieille traditionnelle haine du corps qui veut nous débarrasser de notre nature animale « viciée »: l'esprit de transcendance (la conscience cosmique, les sourcils de Dieu etc...), c'est bien; l'animalité, la nature, c'est mal.
Hors de ce contexte violent, bien sûr, rien de tout cela ne fait sens.



Endgame« La Haine », pp.289-292.
Derrick Jensen (traduit en français par Les Lucindas)



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288 Op.cit., Ballantine Books, NYC, p.107.

Qu'allez-vous faire de cela?



















De la même manière, nous pouvons lire l'histoire passée de la culture comme un prologue.
« La civilisation a pour origines, comme dit Stanley Diamond que j'ai cité auparavant, la conquête des terres étrangères et la répression à la maison. »
 Donc nous pouvons nous demander : la civilisation et le civilisé commettront-ils des génocides?
Pour répondre, nous pouvons d'abord demander: où sont les indigènes du Moyen Orient, de la Méditerranée, de l'Europe, de l'Afrique? Où se trouvent les communautés indigènes intactes, qui n'ont jamais été menacées, en existe-t-il quelque part? (…)
 Ensuite : la civilisation et les civilisés commettront-ils des écocides?
Pour répondre, demandez simplement: où sont les forêts du Moyen Orient, de l'Asie, de la Méditerranée, de l'Europe, de l'Afrique? Où sont les biomasses intactes de ces lieux? A quel point devons-nous être stupides ou délirants pour attendre une quelconque diminution magique de cette destruction?
 Après, que nous apprend le passé de cette culture sur ce que nous pouvons attendre du traitement fait aux femmes? Les membres de cette culture, depuis le début – comprenez les hommes membres de cette culture – ont fréquemment violé, tué, mutilé, asservi, agressé de quelle que manière que ce soit les femmes. Cette agressivité ne semble pas être en baisse, et il n'y a pas de bonnes raisons qui nous amèneraient à penser que cela aura lieu.
 Un classique chez les gens violents et ceux qui dépendent d'eux est de se dire que si les choses n'ont pas été bonnes dans le passé, il faut à présent aller de l'avant, reprendre à zéro en oubliant les atrocités qui ne peuvent pas se réitérer si l'on repart sur des bases meilleures. Cette amnésie sert bien les deux partis en leur permettant de continuer leur danse dérangeante et destructive de la victimisation. (…)
 La cessation de cette amnésie menacerait leur confort relationnel et révèlerait cette stupidité forcée des deux côtés qui pousse à croire en ce mensonge arrangeant reposant sur des changements futurs, vers quelque utopie future où la violence ne reviendrait jamais.
 Nous entendons et croyons trop souvent en ce même genre de mensonges à un niveau culturel. On acquiesce d'un mouvement de tête solennel quand les représentants de l'industrie forestière nous disent qu'ils ont réformé leurs méthodes d'abattage et que cette fois ils le font correctement. Pendant ce temps la déforestation continue d'accélérer. La biodiversité s'effondre. Le monde brûle.
 Nous soupirons de soulagement quand tous les états américains ont annulé les décorations données aux civilisés pour avoir ramené des scalps d'Indiens, et sommes soulagés qu'enfin John Ford soit mort et ne puisse plus asséner sa propagande, et pourtant nous regardons ailleurs pendant qu'un trou de mémoire avale les langues et les  cultures.
 Je crois que c'est le moment où je devrais citer Santayana, qui dit que ceux qui oublient le passé sont condamnés à le répéter. Et cette citation dit certainement vrai pour tout ce qu'il y a eu lieu jusqu'à présent. Mais ça ne va pas durer très longtemps.
 Tout s'accélère: la destruction se fait de plus en plus outrageuse et omniprésente, s'étendant même à présent à la militarisation (et pollution) de l'espace, au changement climatique, à l'empoisonnement des couches les plus profondes des océans, à la manipulation et à la pollution de notre bagage génétique; les distractions clairement posées pour nous empêcher de voir que cette destruction – avez-vous regardé des films récemment, et qu'achetez-vous en ligne? – devient de plus en plus banale, encore plus obscène (comme les obscénités sont banalisées et la banalisation est notre mode de pensée).
 La civilisation est en fin de partie, elle a atteint le point de non retour de son parcours exponentiel sur une planète qui n'est pas infinie. Elle consume le monde. Elle nous consume tous. Ça ne va pas durer. Il est peut-être possible de sauver quelques endroits bien spécifiques, ou des gens ou des plantes ou des animaux ou des mousses ou tout autre forme de vie, de les préserver de la destruction et de la dévoration par cette culture mortifère. (si 138 000 antennes téléphoniques, par exemple, tuent 27.6 millions d'oiseaux migrateurs par an, - on peut doubler les estimations - chaque antenne abattue sauverait environ 200 oiseaux par an.) Il y a un monde à libérer. Qu'allez-vous faire de cela?




Endgame, « Une histoire de la violence », pp.274-276.
Derrick Jensen (traduit en français par Les Lucindas)

Ward Churchill
















La nuit dernière, j'ai participé à une conférence avec Ward Churchill, un Indien métis Creek/Cherokee, auteur de plus de 20 livres ( je lui ai demandé combien de livres il avait écrit, et il a ri puis dit que ce n'était pas bon signe s'il ne se souvenait plus du nombre exact.)

Ward est connu pour son militantisme, comme vous pourrez en déduire d'après les titres de ses œuvres – La Lutte pour la terre: la résistance indigène au génocide, à l'écocide et à l'expropriation dans l'Amérique du Nord contemporaine, et Le pacifisme comme pathologie: réflexions sur le rôle de la lutte armée dans l'Amérique du Nord viennent à l'esprit – et il est aussi connu pour la clarté de sa pensée et de son expression sur la question de la résistance.

Il n'a donc pas été surprenant de l'entendre dire :
« Ce que je veux c'est que la civilisation cesse de tuer les enfants de mon peuple. Si cela peut se faire dans la paix, j'en serai heureux. Si signer une pétition amène ceux au pouvoir à cesser de tuer les enfants indiens, je mettrai mon nom en haut de la liste. Si faire une marche de protestation les y amène, je marcherai aussi longtemps que je le pourrai. Si tenir une bougie allumée les y amène, j'en tiendrai deux. Si chanter des chants de protestation les y amène, je chanterai n'importe quelle chanson qu'on me donnera à chanter. Si vivre simplement les y amène, je vivrai extrêmement simplement. Si voter les y amène, je voterai. Mais toutes ces actions sont celles qui sont autorisées par ceux qui sont au pouvoir, et aucune d'elles ne les amènera à cesser de tuer les enfants indiens. Ils ne le font pas et ne le feront jamais. Étant donné que les enfants de mon peuple sont tués, je n'ai aucun fondement pour me plaindre de quels que moyens que j'utilise pour protéger la vie des enfants de mon peuple. Et je ferai tout ce qu'il y aura à faire. »
La foule l'a acclamé.
Il reste à espérer que ses propos deviendront des actes.



Endgame, « Faire tomber la civilisation, partie 1 », p.253.
Derrick Jensen (traduit en français par Les Lucindas)





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Autres citations de Ward Churchill *,
faites par Derrick Jensen en page de garde de différentes parties de Endgame vol.2.
(Traduit en français par Les Lucindas)

* Citations extraites de « The New face of Liberation: Indigenous rebellion, State repression, and the reality of the fourth world. », dans Acts of Rebellion: the Ward Churchill reader, Routledge, NYC, 2003, p.270.  




« L'objectif premier de tout ce que nous devons faire doit être de rendre cette société de plus en plus ingérable. C'est la clef. Plus la société devient ingérable, plus l'état doit dépenser ses ressources pour s'efforcer de maintenir l'ordre « chez lui ». Plus il est occupé par ça, moins il peut se projeter en apparence géographiquement et temporellement. Finalement, on atteindra un point de stagnation, et pour un système tel que celui-ci, ancré comme il est dans un concept de croissance perpétuelle, cela équivaudrait à une sorte de « scénario de fin du monde », parce qu'à partir de là, les choses commencent à aller dans une autre direction –«se désagréger» pour ce système– et cela créerait les conditions adéquates pour les formes sociales alternatives de prendre racine et de s'épanouir. »

Ward Churchill *
cité par Derrick Jensen dans Endgame, « Pacifisme, partie 3 », p. 719.



« C'est une sorte d'esquisse grossière, mais c'est aussi facile à suivre. Et vous savez quoi? La récompense pour avoir suivi cela ne doit être attendue qu'au moment des retombées cataclysmiques d'un « moment révolutionnaire », ou, pire, l'actualisation progressive de quelque lointaine utopie bernsteinienne ndlt (qui deviendrait de toute façon dystopique.) Non, dans le sens où chaque règle et régulation rejetées représentent une expérience tangible de libération, cette récompense arrive immédiatement et s'améliore. Vous vous sentirez plus libre directement en prenant cette décision. »


Ward Churchill *
cité par Derrick Jensen dans Endgame, « Comme une bande des machines », p.785.




« D'accord, allons un peu plus loin. Plus le système devient déréglé, désorganisé et déstabilisé, moins il est capable de s'accroître, de s'étendre et même de se maintenir. Plus cela s'empire et plus il est possible pour le Quart-Monde de lutter et de réussir à se libérer de cette domination par le système. Et plus le Quart-Monde réussit, moins le système arrive à utiliser nos ressources pour procéder à cette domination. »


Ward Churchill *
cité par Derrick Jensen dans Endgame, « Faire tomber la civilisation, partie 2 », p.797.




« A ce point, nous en sommes arrivés à comprendre la convergence des intérêts qui transcendent complètement le vieux paradigme des « trois mondes », nous pouvons appréhender une symbiose praxique (ndlt: union des articulations) complètement différente, qui ressemblerait plus à une dévolution qu'à une révolution. Nous ne voulons pas tant la Chine hors du Tibet que la Chine hors d'elle-même. Nous ne voulons pas seulement que les États Unis partent de l'Asie du Sud-Est ou de l'Afrique du Sud ou de l'Amérique Centrale, nous voulons qu'ils sortent de l'Amérique du Nord, de la planète et aussi qu'ils cessent d'exister. Tout cela pour dire que nous voulons que les États Unis sortent de nos vies ainsi que de celles de tout le monde. Les morceaux s'assemblent plutôt bien, non? Bien sûr, ils ne peuvent pas vraiment être séparés et seule une mauvaise analyse a conclu qu'ils le pouvaient. »


Ward Churchill *
cité par Derrick Jensen dans Endgame, « Faire tomber la civilisation, partie 3 », p.831.



« A partir de là, nous devons chercher au moins à démembrer et dissoudre toute entité étatique/corporatiste existant dans le monde. Toutes. Sans exception. »


Ward Churchill *
cité par Derrick Jensen dans Endgame, « Faire tomber la civilisation, partie 3 », p.839.